L’étrange cas du Docteur Kouchner

Bernard Kouchner ou la duplicité de la diplomatie française.

Enfant monstrueux de mai 1968 et de l’idéologie néo-conservatrice américaine, le ministre français Bernard Kouchner – ex-gauchiste reconverti au pseudo-socialisme mitterrandien puis glissant vers la droite sarkozyste à la vitesse fulgurante d’un carriérisme qui ne s’embarrasse pas de cohérence – occupe une place tout à fait singulière dans le paysage politique français : l’aptitude prodigieuse de cet individu aux incessants retournements de veste, ainsi que la visite dont il gratifie le peuple libanais, vaut bien un retour sur son parcours de French Doctor – depuis le de sac de riz télégénique qui a fait sa marque de fabrique dynamique et généreuse à la rengaine fatiguante du “Il faut détruire Téhéran” qu’il ânnone depuis trois ans au Quai d’Orsay.

Il y a fort longtemps, alors qu’il n’était pas encore l’époux de l’influente journaliste Christine Ockrent et le serviteur du petit Nicolas, Bernard Kouchner participait à une aventure éditoriale avec l’équipe fondatrice de Radio Nova – devenue aujourd’hui banalement branchée et complètement vérolée par la pub ; TSF qui appartient au même groupe est plus audible. Le magazine s’appelait Actuel : fondé en 1970 par Jean-François Bizot et une poignée d’hommes aux idéaux aussi abondants que leur capillarité de hippies soixante-huitards, la publication s’était d’abord spécialisée dans le jazz puis dans la pop avant d’aborder toutes les thématiques sociétales délaissées par les autres gauchistes : la drogue, le féminisme, le rock, l’écologie, les communautés. Une folle époque, donc. Mais que le lecteur ou la lectrice traditionnaliste des Misères Francophones se rassure : Bernard allait bientôt rentrer dans le rang. Ainsi, quand le journaliste Bizot décède en 2007, c’est le ministre Kouchner qui fait à l’AFP l’éloge de “l’homme des traverses, de ces contre-cultures d’où jaillissent la vie.”

Evidemment, le propos a des résonances tout à fait grotesques : d’abord parce que Kouchner n’a pas le talent oratoire de Bossuet et ensuite parce qu’il parle depuis le fauteuil ministériel que lui a prêté l’une des figures les moins susceptibles de subversion gauchiste et d’esprit underground ou frondeur – le président de la République française qui ne perd jamais une occasion d’imputer à mai 1968 tous les maux de la société française, alors que sa vie personnelle témoigne d’une conformité rigoureuse au ridicule principe de “jouir sans entraves”. Enfin, ce parcours – « passage du col Mao au Rotary Club », comme l’écrivait le regretté Guy Hocquenghem – en dit long, à la fois sur la posture underground et apolitique des trentenaires bourgeois qui, passés cinquante ans, deviennent presque systématiquement tous de vieux cons – toujours apolitiques, même voire surtout, quand ils embrassent une carrière politique – et sur Bernard lui-même qui a fait du chemin depuis son trip très passager dans la contre-culture.

De la contre-culture obscure aux sunlights des caméras de télévision qui jettent une lumière crue et spectaculaire sur les souffrances du peuple somalien : le revirement mainstream est brutal, apparemment contradictoire et assurément cocasse, mais Bernard s’en moque comme de son premier sac de riz. Il a maintenant coupé ses cheveux et joue le fringant docteur à l’occasion de la guerre du Biafra et des famines qui frappent les populations locales. En 1970, il commence à publier des tribunes ici ou là, dans les colonnes du Monde et du Nouvel Observateur. Fort de l’existence de la « Collection Blanche » aux éditions Harlequin et de ses apparitions de plus en plus fréquentes à la télévision, Kouchner se taille une réputation d’humaniste rebelle en blouse blanche. Co-fondateur de l’ONG Médecins sans frontières en décembre 1971, il parcourt ensuite les « points chauds » de la planète, déclarant dans le livre Génération d’Hervé Hamon et Patrick Rotman (Seuil, 1988) : “Bien des fois, au Kurdistan, au Liban, j’ai éprouvé cet étrange sentiment qui pousse à aller jusqu’au bout de l’aventure, à courir les plus grands risques, à goûter le délicieux frisson du danger, à frôler le grand saut. Des années après, j’ai saisi que l’aide humanitaire, j’en faisais d’abord pour moi-même …

Ô bienheureux Kurdistan, Liban et autres pays déchirés par la guerre si les souffrances de leurs peuples respectifs ont pu au moins délivrer Bernard de la sienne, en permettant au docteur-qui-s’ennuie de goûter “ le délicieux frisson du danger” qui permet de “frôler le grand saut” (?). Si Bernard a quitté la contre-culture chevelue, il ne s’est apparemment pas entièrement départi des mauvaises habitudes de lycéen en mal de sensations fortes. Peu lui importe que d’autres  – dans de lointaines, exotiques et intrinsèquement violentes contrées – paient durablement le prix fort de ses sensations; comme dit le poète : pourvu qu’on ait l’ivresse!

A l’issue de nombreux revirements qu’il serait trop fastidieux d’énoncer dans un seul billet – le lecteur curieux peut se rapporter au livre excellent de Pierre Péan Le Monde selon K. (Fayard, 2009) – Bernard Kouchner dessine au sein du ministère qu’il dirige les contours d’une diplomatie française au service de l’axe israélo-américain. Car celui qui appelle les Libanais à la retenue, dans le Figaro daté d’hier, a aussi une singulière capacité à attiser la haine de l’autre, en réactivant la détestable mythologie du clash de civilisations et en prenant la défense systématique de l’armée d’occupation israélienne, alors même que cet Etat colonial viole éhontément le droit international.

Le bon Docteur Kouchner, avant de délivrer sa prescription aux Libanais, devrait donc d’abord s’assurer qu’il l’a lui-même bien lue – et comprise. Depuis 2007, le ministre travaille en effet l’opinion publique française au corps pour qu’elle accepte l’idée d’une guerre contre l’Iran – idée d’ailleurs plus conforme aux intérêts expansionnistes de l’Etat hébreu qu’à ceux de la République française. En laissant son principal représentant  ainsi pratiquer un double discours pernicieux, la diplomatie française perd au final toute crédibilité dans une région qu’elle avait la prétention d’influencer positivement.

Formant avec la directrice de France 24, Christine Ockrent, un couple qui ruine  la possibilité d’une information indépendante et dégagée des conflits d’intérêts, Bernard Kouchner participe – comme l’a observé René Naba dans un article récent – au “climat déletère qui règne dans les rapports entre médias et politiques sous la présidence Sarkozy”.

L’incitation récurrente et déraisonnable à détruire l’Iran conjuguée à un “appel au calme” ne peut que révéler l’hypocrisie et la partialité du Dr Jekyll et Mr Hyde de la diplomatie française.

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