Il est assez fréquent de lire dans la prose journalistique, et même académique, que les mouvements islamiques sont un peu « tous les mêmes ». Après tout, ils se prétendent tous « islamistes » ! Dans la littérature francophone, le terme récurrent qui regroupe les différentes mouvances est celui « d’intégriste ». A ma connaissance, ce terme ne possède pas d’équivalent en anglais. On trouve Radical, Extremist, etc, mais rien qui ressemble à « intégriste ». Mais qu’est-ce que veut dire intégriste ? Quelqu’un d’intègre à ces idées ? N’est-ce pas là un trait de caractère pour le moins admirable ? Et puis pourquoi on ne trouve cette dénomination qu’en français ? A-t-elle une spécificité historique française ?
En vérité, le terme « intégriste » possède une histoire politique tumultueuse comme on le verra ci-dessous mais allons d’abord voir du côté des définitions. Les dictionnaires français en proposent plusieurs. Celle-là est particulièrement révélatrice: « Refus de toute évolution, particulièrement de la religion, au nom du respect de la tradition ». Donc une tradition par définition ne changerait pas, et l’évolution est un genre de nécessité culturelle que les humains suivent quand il se détache de leur tradition ? Une autre définition, plus intéressante, explique qu’intégriste « se dit d’un mouvement qui exige l’application intégrale des textes religieux à la vie publique d’un pays ».
Mais revenons à nos moutons : qu’est-ce que la « tradition » ? Ce mot vient du latin traditio, tradere, de trans « à travers » et dare « donner », ce qui veut dire « faire passer à un autre, remettre ». Ceci implique donc une notion de confiance, et de fidélité ; la personne ou le groupe qui hérite d’un certain réservoir de connaissance ou de savoir-faire doit aussi savoir le préserver, ou tout du moins préserver certaines caractéristiques de cet héritage. Cela implique à son tour une certaine éthique, un engagement, voire une promesse.
Une tradition peut transférer un savoir à travers un répertoire non-discursif. Comme on vient de le mentionner, l’acte de transférer en tant que tel est porteur de sagesse puisqu’il crée des types de vertus (confiance, fidélité, loyauté, etc). En outre, il y a tout un registre d’investissement émotionnel qui produit un certain savoir non-discursif (comme la soumission au maître ou l’enseignant, le gourou par exemple dans certaines traditions hindoues, au Sheikh dans certains courants islamiques). L’enseignement n’est toujours pas clairement expliqué discursivement mais produit son contenu de savoir à travers la répétition, le quotidien de la pratique, etc.
Malheureusement, la notion de tradition qu’on utilise aujourd’hui a perdu beaucoup de ce sens premier. Elle dérive, comme la plupart des mots qu’on mentionne ici, d’un débat intellectuel particulièrement européen qui nait à l’époque communément appelée « l’âge des lumières ». La notion récente de tradition se développe en réaction à celle de « modernité » qui revêt le sens de progrès ou de renouveau. La tradition représente tout ce qui résiste au changement. Au lieu de comprendre la tradition comme une logique de fidélité à un savoir donné, elle est conçue comme une fixation sur des « valeurs » souvent jugées « irrationnelles » ou une certaine « morale » débarrassée de son contenu de connaissance.
La modernité comme projet promu par les philosophes européens de l’âge des lumières, est essentiellement fondée sur ces binarités. La relation entre raison et éthique devient de plus en plus tendue à mesure qu’on avance dans le temps. Parce que la modernité est ce projet qui met de côté l’émotion, comme moteur de compréhension, ou tout au moins comme qualité humaine qui peut créer des types de savoir, « l’attachement au passé » devient encombrant (ou vice versa). En effet, en rejetant la possibilité d’une sagesse inhérente au passé, on crée une séparation entre « savoir » et « éthique », ce qui donne naissance à la notion moderne de la raison. Cette notion n’est certainement pas celle qu’avaient en tête les Grecs, et toutes les traditions philosophiques prémodernes. Le progrès idolâtre cette raison instrumentaliste, une notion curieuse qui se retrouve déshabillée de toute une série de compétences humaines jugées non-qualifié à permettre certaines formes d’entendements.
La modernité insiste sur cette conception de la raison car elle est propice à l’économie libérale de marché où l’acte de produire et de consommer devient l’acte par excellence. Même si une tradition pourrait contenir dans son répertoire de pensées et pratiques des éléments qui ont sens aux yeux de la raison moderne, par définition l’acte de préserver la tradition et l’attachement à certaines pratiques traditionnelles ne sont pas des actes « raisonnables » en tant que tels mais relèvent du registre « émotionnel ». Dès lors, il est impossible de pouvoir dire que certaines dispositions émotionnelles sous-tendent la raison où contiennent une logique qui favorise le développement d’une sagesse. C’est en sens que la modernité monopolise le concept de raison écartant de celui-ci tous types d’intelligences émotionnelles. Savoir devient raison instrumentale.
Pour en revenir à notre sujet, l’intégrisme, d’après l’historien et sociologue Emile Poulat, est « un courant au sein de l’Église catholique romaine, particulièrement française, et dont l’appellation remonte au début du XXe siècle, lors de la crise moderniste, lorsque le courant conservateur de cette Église oppose aux partisans d’une ouverture au monde moderne un catholicisme dit « intégral » qui défend le maintien des vérités catholiques traditionnelles telles qu’elles ont, selon eux, toujours été enseignées. Ces tenants de la « tradition », se désignant eux-mêmes comme des « catholiques intégraux », seront appelés « intégristes » par le courant progressiste qui se verra, lui, désigné sous le vocable de « moderniste » dans des appellations qu’aucun des deux courants ne revendique ni n’assume. »
L’intégrisme catholique donc est une représentation du monde où tout a déjà trouvé sa place, une dernière réaction désespérée contre un changement radical qui s’opère au niveau de la relation entre société et politique : la monopolisation de l’Etat-Nation et son appareil juridico-économique de ce que Hannah Arendt a nommé « la condition humaine ». C’est parce que la modernité est un projet aussi radical que totalisant dans sa représentation du monde que dans sa manière de pouvoir déloger des formes d’autorités et les remplacer par d’autres que l’intégrisme catholique réagis en essayant de préserver une « Tradition » dont tous les fondements et principes, dont la raison, le sens, se trouve menacé. L’intégrisme catholique n’est qu’une tentative ultime de contrer la radicalité du projet moderne.
De plus, l’intégrisme du début du vingtième siècle est un mouvement particulièrement français en ce sens où nulle part ailleurs, le projet moderne ne fut monopolisé aussi radicalement par l’Etat français à travers l’idéologie du laïcisme. La laïcité française, contrairement au sécularisme anglo-saxon, est venue se positionner comme étant foncièrement contre tout type d’expression religieuse dans la « sphère publique », un espace imaginaire qui impose une soumission de l’humain à certaines normes et valeurs, une allégeance et une dépendance envers l’Etat qui transforme radicalement le rôle joué par les institutions cléricales, tribales, ou familiales qui imposaient d’autres formes d’autorité et de loyauté. Les retombées de ce phénomène se font particulièrement ressentir aujourd’hui avec l’affaire du voile.
Tout type de transfert d’autorité d’une institution à une autre transforme nos représentations du type ou qualité de vie que l’on veut mener. On vient d’expliquer l’importance de l’enseignant lorsqu’il s’agit de créer des « pratiques de vivre ». L’Etat et toutes les institutions ou organisations affiliées à ce dernier imposent une certaine représentation du monde qui passe par le prisme de ce qu’on appelle les sciences économiques et qui n’imagine le citoyen qu’en consommateur ou producteur. L’élaboration de la notion moderne de raison substantifie ce genre de paradigme. Les institutions religieuses prémodernes, malgré leur différence à travers les sociétés du monde imposaient d’autres visions de cette qualité de vie. La science (ou technique ici) qui développe ces qualités est l’Ethique. Ce savoir n’est pas discursif, mais pratique, et c’est en sens qu’il impose un savoir du transfert inhérent au fonctionnement d’une tradition. Dans les non-dits d’une tradition il y a un savoir qui dépasse l’entendement de la raison.
Il reste à dire que l’intégrisme se distingue du fondamentalisme en cela que le fondamentalisme est surtout concerné par une littéralité des textes sacrés ou religieux. Un intégriste est fondamentaliste, mais l’inverse n’est pas forcément vrai. Un fondamentaliste peut être assez fan des nouvelles technologies, de nouvelles formes d’institutions, peut trouver dans l’économie libérale de marché un idéal, et peut admirer le régime de démocratie représentative qui va avec, alors que l’intégriste, d’après les définitions qui le caractérisent, rejette en bloc tout ce qui pourrait altérer d’une manière ou d’une autre sa vision de sa qualité de vie (donc valeurs, etc.) au moment où il affronte le « nouveau ».
« Fondamentalisme » est un terme qu’on retrouve chez les anglophones qui semblent préférer la précision car, on le voit bien, le terme intégrisme présente plusieurs problèmes :
1- Contrairement à ce courant français au sein de l’Eglise catholique romaine, les partis « islamistes » n’ont jamais proclamé être des intégristes, en revanche ils déclarent souvent être des fondamentalistes, ou tout simplement d’une manière assez vague, des islamistes. Donc quand certains écrivains ou journalistes utilisent le terme intégriste, ils le font d’une manière péjorative.
2- La plupart des mouvements islamistes prennent beaucoup de temps à expliquer qu’ils sont des « modernistes »
3- Il y a une très logique symbiose entre ce qu’on appelle les mouvements modernistes, le champ de productivité littéraire, intellectuel ou culturel qui en découle et le fondamentalisme car tous les deux approchent le texte ou l’écrit de manière semblable : en le prenant très au sérieux. Tous les deux pensent créer des interprétations du texte qui sont fixes, et qui créent à leur tour des représentations de la vérité ultime.
Pourquoi dans le lexique français, le terme intégriste est toujours utilisé pour désigner les mouvements islamistes toutes différences confondus alors que chez les Anglais, on est un peu plus polis ? La réponse évidente se trouve déjà dans ce que l’on a écrit, à savoir que l’intégrisme est un mouvement qui a existé au sein du catholicisme français. Ce mouvement d’ailleurs existe toujours et donc permet au francophone (de France surtout), de continuer à utiliser cette référence et l’associer à tout mouvement qui ressemble à l’intégrisme de près ou de loin et qui en général désigne tout phénomène religieux qui déborde dans la vie « publique ».
Mais si le fondamentaliste est surtout celui qui agit sur une littéralité du texte, n’est-ce pas exactement ce que le « moderne » fait à travers les sciences qui sont enseignées dans ses institutions universitaires à travers le monde ? Les philosophes du 18ème, les romantiques après eux et tout l’héritage de ce qu’on appelle âge des lumières ont justement était surtout concerné par une certaine récupération et relecture de textes clefs qui fonderont la charpente idéologique de l’édifice moderne, à savoir la philosophie grecque, mais surtout l’articulation d’une science de la « philosophie » qui s’associera à d’autres notions clefs telles la démocratie, la raison et la liberté. Même s’il est impossible de tracer la généalogie de chacun de ses termes, j’aimerais attirer l’attention sur le fait qu’ils n’ont pas cessé de changer de signification. Ceci explique aussi pourquoi le fondamentaliste persiste à dire qu’il est aussi moderne que son homologue séculaire.