De la langue à la politique avec Katia Haddad

De temps en temps, jeter un coup d’œil dans nos archives ne peut que révéler de nouveaux arguments spécifiques aux tournures intellectuelles des francophones libanais. Dans une interview publiée le 16 Mars 2006 dans Libération, Katia Haddad, « titulaire de la chaire Senghor de la francophonie à l’USJ » répondait à la question « Quel est le rapport des Libanais à la langue française ? », ceci :

Ça n’a rien à voir avec ce qu’on a pu voir dans la littérature algérienne francophone. Il y chez les Algériens une relation réellement douloureuse à la langue française. Pour nous, ça n’est pas le cas. J’irai même plus loin : c’est grâce à l’existence d’écoles francophones sous l’Empire ottoman au début du XIXe que les Libanais de la montagne ont eu accès à leur langue, l’arabe. Dans les villes, les écoles n’étaient ouvertes qu’aux fils de riches. En dehors des villes, l’Empire ottoman avait interdit d’ouvrir des écoles, seules les missions religieuses britanniques et françaises y étaient autorisées, et ces missions ont eu l’intelligence d’enseigner l’arabe à côté du français et de l’anglais. C’est grâce à elles que les enfants de paysans ont appris à écrire et à lire leur langue. Dans notre mémoire collective, la relation avec le français n’a jamais été une relation conflictuelle, elle a toujours été perçue comme le moyen d’accès à la modernité.

Ce très court paragraphe résume bien toute l’ambiguïté des pratiques sociales rendu possible par l’exercice de la langue française au Liban. Il est vrai que la présence du français au Liban n’a pas été vécu comme en Algérie par exemple bien avant tout à cause d’un colonialisme de nature très différente. Mais ces écoles qui ont été fondées au début du siècle précédent, et la fascination qu’ont eu une certaine niche sociale des chrétiens de cette région pour la langue française, n’était qu’une opportunité pour créer une promotion sociale qui cristallisait ou agrandissait les stratifications déjà existantes entre les différentes familles et régions de ce qui, petit à petit, deviendra le Liban moderne. Si la terre, le capital, le contrôle de certaines ressources, et la symbolique religieuse élevait (ou rabaissait) la position d’une famille par rapport à d’autres, la pratique du français était venu s’ajouter comme ressource supplémentaire mais oh combien importante car elle symbolisait « l’éducation ». Donc oui c’est différent de l’Algérie surtout dans la dimension militaro-sécuritaire que le colonialisme peut développer, mais non ce n’est pas totalement précis de dire que ça donnait au « paysan » un « accès à la modernité ». Je dirais plutôt : le Français fût une ressource supplémentaire qu’une classe privilégié à pu utiliser pour se démarquer d’une autre. Et quand le pauvre voulait s’y mettre s’était dans le but de rattraper le riche, de retrouver sa dignité en utilisant les mêmes ressources que son compatriote. Donc la modernité dont parle Haddad c’est un peu ça.

Une bonne manière de comprendre ce que la pratique du français a ouvert comme opportunité sociale et institutionnelle au Liban c’est d’utiliser l’analogie de l’univers kafkaïen où les gens sont dans une course à gravir les échelons de la reconnaissance sociale en montrant qu’ils sont en possession d’une certaine « culture » qui les placent dans une économie de marché demandeur de ce genre de ressources complètement fictive. Rien n’est plus pathétique (correspondant à ce qualificatif de « misère » que l’on a utilisé sur ce site) que de voir cette ascension pénible de certaines personnes, familles, groupes, pour trouver une stabilité ou respect sociale tout au long du 20ème siècle, surtout lorsque l’on assiste aujourd’hui à un paradoxe : d’une part, le déclin de l’importance du français sur le marché du travail, de l’autre, une préservation forcené de sa pratique dans les institutions libanaises officielles (Etat et écoles), et certaines universités privés. Mais il n’y a pas que le gouvernement ou les institutions éducatives locales qui trouvent intérêt à le poursuivre cet effort de pérennisation. Révélateur en ce sens est la récente signature d’un « Pacte linguistique » entre le gouvernement libanais et l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) qui engage la France à verser 1 million d’Euros pour redorer un peu l’utilisation du Français dans l’éducation, l’administration publique, et ce qui a été appelé « l’environnement francophone », censé signifier l’utilisation d’internet et les pratiques d’autres types de médias.

Du social au politique

Mais revenons sur un point : l’importance de cette ressource « culturelle » fut tellement institutionnalisée dans le système d’aujourd’hui, que des figures comme Katia Haddad la rattachent directement à une identification politique donnée, à ce qu’elle appelle « la formation d’un sujet » quelque chose qu’elle déclare impossible dans la littérature arabe. On lit donc qu’un des styles littéraires francophone libanais formateur de sujet fût le surréalisme qui sera une porte ouverte pour exprimer des choses que l’on pouvait pas exprimer avant l’utilisation du français. Malheureusement, Haddad ne reste pas dans l’abstrait avec cet argument.

Au risque d’interpréter un peu librement ce que Haddad propose en fait, c’est que le français n’a non seulement permis à quelques arabes de s’exprimer dans un nouvel idiome, mais de s’échapper d’un monde où l’imagination a fini par faire défaut à cause d’une société miné par les tares de l’obscurantisme. Mais là le drame : Cet émancipation humaine qu’on croit déceler derrière cette expression de « formation de sujet » (quelque soit ce que cela voudrait dire) est vraisemblablement lié à une certaine structure de la langue sinon pourquoi l’arabe ne permettrait pas cette envolée ? (Passons au passage les tentatives poétique et romancière qui s’inspire du style surréel français effectué en langue arabe et qui abonde n’en déplaise a Haddad) Sinon qu’est ce que voudrait dire l’utilisation assez idéologique (mais aussi quelque peu erronée) de ce jargon psychanalytique : « le fait d’assumer l’inconscient dans une civilisation qui ne connaît pas l’existence de l’inconscient, une civilisation où tout est soumis au regard de l’autre, au regard de la loi, du groupe social. Ce regard de l’autre est bien sûr le regard du surmoi : surmoi social, surmoi du groupe, surmoi religieux ».

A partir de là, le raisonnement de Haddad ne peut que dégringoler : ce surmoi de groupe qu’elle répertorie si maladroitement, qui empêche l’imagination, qui crée une mentalité de groupe/troupeau rattaché à la figure d’un père est stigmatisé par des formations politiques tel le Hezbollah. En comparaison, le « citoyen », un terme qu’elle n’utilise pas certes, mais qui semble être tellement approprié à l’occasion, ce « civil » tiens, est un « individu » dans le sens le plus libéral du terme. C’est lui qui est descendu le 14 Mars 2005, Il pense lui, il imagine, il n’est pas mu par des forces qui ramollissent le cerveau. Et bien pas de bol pour ceux qui ont focalisé sur l’apprentissage de l’arabe !

Quel prodigieux bond de raisonnement tout de même ! Est-ce que je simplifierais ici si je disais que ce que suggère Haddad c’est que l’utilisation du français au Liban a permis une longue ascension au libanais (ceux assez chanceux à l’avoir appris) vers la modernité, la civilisation, la démocratie ? Tout ça grâce à une simple propriété qu’une langue semble posséder contrairement à une autre. Et bien non, voilà que Haddad fini avec un passage tellement révélateur de cette simplification: « Et, quand le Hezbollah dit : « Vous êtes en train de faire le jeu des Américains, ou des Français», c’est un déni de l’existence du sujet pensant. Ils parlent toujours de gens qu’on manipule, qu’on achète ou qu’on vend. Ils refusent l’idée qu’il y ait un individu. Moi, ce que je dis au Hezbollah, à chaque fois que j’ai l’occasion de me retrouver avec eux, c’est : vous n’avez rien compris, il s’agit d’individus qui vous ont dit : «Votre modèle de société, ce n’est pas le choix que nous faisons ». A chaque fois, ça les sidère. »

Alors non seulement Haddad est d’une naïveté exceptionnelle pour croire que « le Hezbollah » sera sidéré par des propos aussi, et bien, hors-propos, mais elle laisse suggérer par cette argumentation que les gens qui constitue ce mouvement ne réfléchisse correctement que parce qu’ils n’ont pas le privilège de s’exprimer en français. En d’autre terme, peut être que les membres du Hezbollah devraient se mettre à écrire des romans ou de la poésie surréalistes ? Ça pourra peut être former des sujets…

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